Écrire la faim

Marcelle Pichon ne fut pas la seule à se laisser mourir de faim en écrivant le journal de son agonie. En 1819, le cas d’un négociant allemand de la ville de S ayant décrit au jour le jour sa « mort volontaire par abstinence » fit l’objet de très nombreuses communications médicales pendant tout le XIXe siècle, suscitant l’intérêt des études sur le suicide ou sur la folie, sur les maladies mentales ou en médecine légale, comme une difficulté à appréhender ce type de comportement extrême. (Pour la lecture intégrale du journal du négociant de la ville de S : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k85087q/f174.image.r=negociant)

Dans Les carnets de la momie publié au Japon en 1989, l’écrivain tokyoïte Shimada Masahiko imagine un homme se laissant mourir de faim et écrivant pendant 62 jours le journal de son agonie. Voilà qui met la littérature au pied de son mur. Car si Les carnets de la momie, en tant que fiction, possède quelque chose que le journal de Marcelle (et celui du négociant de la ville de S) ne possède pas ; inversement, le journal de Marcelle (et celui du négociant de la ville de S) possède quelque chose que Les carnets de la momie ne possède pas. Et dans l’un et l’autre cas, ce « quelque chose » n’a ni la même valeur ni la même portée. (À gauche, couverture de l’édition française des Carnets de la momie, 2012, Caractères ; à droite, affiche du film ayant été tiré du livre, The sound of insectes, Peter Liechti, 2009)

En 1590, le roi protestant Henri IV assiège Paris la catholique. Pendant trois mois, les Parisiens sont affamés, au point de manger du pain (dit Montpensier) constitué de farine faite à partir des os des cadavres jonchant les rues, comme le rapporte Pierre Corneïo, du parti de la Ligue catholique, qui témoigna de ce qu’il avait vu, « de ses yeux vu », lors de ce siège. (Extrait des Mémoires de la Ligue, tome 4, édition de 1748).

Pour sa part, le chroniqueur Pierre de l’Étoile, du parti protestant, raconte que lors de ce siège, qu’il documenta au jour le jour, la rumeur courait qu’une « Dame riche » avait fait saler par sa servante ses deux enfants qui étaient morts de faim, afin de s’en nourrir « comme du pain ». (Journal du règne de Henry IV, Pierre de l’Étoile, édition de 1741)

Or, cet épisode horrifique d’une mère conduite, pour ne pas mourir de faim, de procéder à la salaison de ses enfants morts d’inanition avant de les manger, la littérature s’en est emparée… pour le dénaturer. Qu’il s’agisse d’Agrippa D’Aubigné, dans ses Tragiques, ou de Voltaire, dans sa Henriade, la mère n’est plus seulement cannibale : il faut en plus qu’elle soit infanticide ! Comme si la réalité n’était pas assez littéraire… Mais qui a le plus d’imagination : la vie ou les livres ?

Entre 1931 et 1933, Staline soumit l’Ukraine à une famine de masse en représailles de la résistance de ce « pays frère » au communisme d’état. Ce « génocide par la faim » (« Holodomor ») fit jusqu’à 7 millions de morts. À la fin des années 1980, deux journalistes ukrainiens, Lidia Kovalenko et Volodymyr Maniak, entreprirent de recueillir les témoignages des survivants de ce crime longtemps nié et tabou. Résultat : un livre pour l’histoire, dont une version paraît en France chez Albin Michel, en 2000, présentée par Georges Sokoloff. Au fil de 400 témoignages (sur 6000 en tout), c’est l’écriture de la faim par ceux qui l’ont vécue qui se donne à lire, loin de toute « littérature ». (Ici, le témoignage du chef d’escouade F. V. Oleksiovytch)