Mourir de faim en 1984

Depuis mars 1983, la France vit au rythme du « tournant de la rigueur » (en fait, du « virage ultralibéral ») décidé par le gouvernement socialiste de Pierre Maurois, après deux années de relance de la consommation ayant creusé les déficits et conduit à plusieurs dévaluations du franc. Résultat de cette « rigueur » : des pauvres toujours plus pauvres et des riches encore plus riches. Pour convaincre les Français du bienfondé d’une politique sacrifiant le social à l’économique, le journal Libération sort, en partenariat avec Antenne 2, un supplément spécial faisant la promotion d’une émission que la chaine du service public va diffuser en prime time sous le titre provocateur de « Vive la crise » ! Émission vantant les immenses bienfaits de l’ultralibéralisme que l’acteur et chanteur Yves Montant, qui se revendique alors « de gauche tendance Reagan » (sic), est chargé de vendre aux téléspectateurs, en y mettant tout son talent.
Diffusée le 22 février 1984 sur Antenne 2, l’émission « Vive la Crise » est suivie par 20 millions de Français. Marcelle Pichon était-elle devant sa télévision ? Entendit-elle Yves Montant (qui était né comme en elle en 1921) fustiger « l’égoïsme des Français » alors que notre « pays profite, malgré certaines inégalités (malgré ? N’est-ce pas plutôt grâce à ?), de privilèges incroyables ». Vit-elle Christine Ockrent, en charge à l’époque du journal télévisé de 20 heures et s’essayant ici à la politique-fiction, appeler de ses vœux une Europe présidée par Margareth Thatcher qui, en Grande-Bretagne, était en train de mâter les syndicats de mineurs ? En février 1984, lors de ce grand moment de propagande télévisuel, Marcelle vient d’avoir 63 ans. Un mois plus tôt, en janvier 1984, elle a participé au documentaire d’Anne Gaillard révélant la précarité qui touche les femmes seules et divorcées (voir pastille 39).  Dans quelques mois, en septembre, elle se laissera mourir de faim dans son studio de la rue Championnet, avouant dans son journal d’agonie qu’elle connait de « graves difficultés financières ». D’ailleurs, le téléphone et l’électricité lui seront coupés, pour cause d’impayés. Pas de doute, pour elle aussi, c’était « vive la crise ». (Archives INA)
N’en déplaise à Yves Montant, la « crise » provoqua une telle « casse sociale » que dès le 17 octobre 1984 (alors que Marcelle entame son 25e jour de jeûne…), le gouvernement Fabius (qui a succédé à Pierre Maurois au poste de premier ministre) met en place en urgence un plan « grande pauvreté ». Insuffisant pour  Coluche qui, sur Europe 1, lance un appel pour venir en aide à ces « nouveaux pauvres » qui, dans notre beau pays, se sont mis à pulluler et crèvent désormais de faim aux coins des rues. On est le 26 septembre 1985 et les restos du cœur viennent de voir le jour. Trop tard pour Marcelle, dont le cadavre momifié a été découvert un mois plus tôt… En 1985, l’association fondée par Coluche distribua gratuitement 8,5 millions de repas dans 18 villes ; en 2019, elle en a distribué 133 millions dans 2000 centres ouverts un peu partout en France… (Archives Europe 1)
En juillet 1984 (deux mois avant que Marcelle Pichon entame son jeûne) eurent lieu des Jeux Olympiques de Los Angeles.  Parmi les images qui firent le tour du monde et que, peut-être, Marcelle  Pichon vit à la télévision, celles de la suissesse Gabriela Andersen-Schiess lors de l’épreuve du marathon : au moment de franchir les 400 derniers mètres, elle apparut dans l’enceinte du Memorial Coliseum titubante, hagarde, complètement déshydratée et percluse de crampes – un pantin désarticulé ! Refusant toute assistance, elle persista à aller au bout d’elle-même et même au-delà, pliant son corps à la toute-puissance de sa volonté, quitte à crever sur place comme on crève un cheval sous soi. Exactement comme Marcelle Pichon infligea à son corps les pires tourments en s’imposant 45 jours d’agonie, uniquement à la force de son esprit. Commentant plus tard ces images figurant à présent au Panthéon des exploits sportifs, Gabriela Andersen-Schiess expliqua qu’elle n’avait à ce moment-là qu’une seule « obsession» : finir, finir à tout prix… Et que voulait Marcelle, sinon en finir avec la vie, en finir elle aussi à tout prix ? Pourtant, qui oserait applaudir son « exploit » ?
Ironie de l’histoire : le dimanche 23 septembre 1984, soit le jour même où Marcelle Pichon entamait son jeûne fatal, Anne Sinclair recevait dans son émission 7/7, diffusée sur TF1, l’acteur Philippe Noiret. À celui qui avait joué dans La Grande Bouffe (1973), Anne Sinclair proposa deux sujets qui « allaient le faire réagir » : le premier, intitulé « Toute une vie de nourriture étalée dans un champs », montrait ce que mange en moyenne une femme durant toute son existence. Soit, selon l’Insee, 49 tonnes et 543 kilos de viande, de légumes, d’œufs et de pain, que des producteurs s’étaient amusés à rassembler en rase campagne, donnant ainsi à voir en un seul coup d’œil ce que toute femme (dont Marcelle) était vouée, dans nos contrées, à ingurgiter de sa naissance à sa mort, jusqu’à la nausée ; le second sujet, diffusé exprès dans la foulée pour « montrer ce que nous consommons ici et ce qui leur manque là-bas », dixit Anne Sinclair, concernait la terrible famine sévissant au même moment en Éthiopie, où des centaines de milliers de personnes mouraient horriblement de faim. À la vue de ces images, un Noiret très embarrassé se demandait « quel dieu pouvait tolérer » semblable tragédie ? Tel était le contexte lorsque Marcelle Pichon cessa de s’alimenter. (Archives INA)
Et si la mort de Marcelle Pichon avait été sous l’influence de la grève de la faim de Bobby Sands et de ses neuf camarades de l’Ira emprisonnés comme lui à la prison irlandaise de Maze/Long Kesh ? Entamée au mois de mars 1981 pour obtenir des autorités britanniques le statut de prisonnier politique, Bobby Sands et ses camarades mourront les uns après les autres, certains au bout de 46 jours, d’autres de 73 jours (66 jours pour Bobby Sands : il était à la fin devenu aveugle…). À l’époque, l’intransigeance de Margareth Thatcher choqua, comme peut choquer l’intransigeance de Marcelle Pichon envers elle-même. À noter : Bobby Sands écrivit un journal de son agonie, mais seulement pendant les dix-sept premiers jours de sa grève de la faim (voir www.bobbysandstrust.com/writings/prison-diary/). Or, le journal de Marcelle Pichon, tel qu’il nous est parvenu, démarre au 17e jour de son jeûne, pour s’interrompre au 45e jour…